Didier Daeninckx n'a pas fini de s'occuper de l'Occupation. Après quelques uns de se romans phares comme
Meurtres pour mémoire,
La mort n'oublie personne,
Ethique en toc… le polareux d'Aubervilliers retrace aujourd'hui l'
Itinéraire d'un salaud ordinaire. Ou l'histoire de Clément Duprest, brillant étudiant en droit de 25 ans, qui intègre la police parisienne en mai 1942, quelques jours avant la rafle du Vel d'Hiv. Duprest affirme ne pas faire de politique, simplement appliquer la loi, même honteuse. Un flic de l'ombre, mauvais père et mari, pas vraiment une ordure, juste un salaud ordinaire qui va traquer les résistants, communistes comme gaullistes, les juifs. Des hommes, des femmes, des enfants, qu'il va envoyer à Drancy, direction les camps de la mort. Sans remord, sans véritable haine non plus, simplement avec l'obsession administrative du travail bien fait.
Daeninckx aime à décrire cette humanité dévoyée, sorte de fourmi ouvrière de l'horreur, qui agit sans jamais se poser de question pendant près de quarante ans. Car Duprest, qui a miraculeusement retourné sa veste à la Libération, va participer à tous les coups tordus des IVe et Ve Républiques. Guerres de colonisation, infiltration du mouvement de 68, affaires politico-mafieuses des années 1970, jusqu'à la candidature avortée de Coluche à la présidentielle en 1981. Une carrière on ne peut plus propre dans ce qu'il y a de plus sale.
Roman de l'histoire immédiate, Didier Daenickx plonge le lecteur dans les basses fosses de la République, rythmant le récit par les faits les plus sombres des cinquante dernières années françaises (rafle du Vel d'Hiv, épuration, massacre de la manifestation Charonne en 1961, manipulations politiques en 1968, jusqu'au collabo René Bousquet, salaud extraordinaire lui, reçu en grand pompe par son ami François Mitterrand àla première garden-party de l'Elysée nouvellement socialiste en 1981). Avec à chaque fois luxe de détails sur la vie quotidienne de chaque époque.
Sans être véritablement un polar,
Itinéraire d'un salaud ordinaire est un fort roman noir, qui laisse un goût amer au lecteur, contraint de voir dans ce mal banal, une part de lui-même.
Bastien Bonnefous
Itinéraire d'un salaud ordinaire, Didier Daeninckx, Gallimard, 313 p., 17,50 €.
DIDIER DAENINCKX VOUS PARLE !
Pourquoi aborder la période de l’Occupation par la figure du collaborateur plutôt que par celle du résistant ?
Pour voir la vérité au ras du bitume. Le collabo permet de voir l’abjection ordinaire de l’Occupation, celle des hommes qui ont continué à faire leurs petites ou grandes affaires alors que la situation était totalement inhumaine. La figure du collabo me permet aussi de parler d’évènements que les résistants n’ont pu vivre, comme la rafle des machines à coudre dont personne ou presque ne se souvient. Tout le monde connaît la rafle du Vel d’Hiv, le 17 juillet 1942, et beaucoup d’ouvriers juifs raflés travaillaient dans le textile et la couture sur la place parisienne. Dans les jours qui ont suivi, la chambre parisienne du textile a organisé la rafle des machines à coudre pour que le commerce continue. Le regard du résistant valorise ce qu’il y a eu d’exceptionnellement humain dans une période abjecte et d’abaissement. Les résistants apparaissent dans le livre parce que mon personnage ne cesse de les traquer. Il traque les juifs, les déviants, les communistes, les gaullistes. On voit à travers son regard, toute cette humanité digne.
Meurtres pour mémoire, La mort n’oublie personne, Itinéraire d’un salaud ordinaire, et plusieurs livres sur le révisionnisme, l’Occupation revient constamment dans votre œuvre. Pourquoi ?
C’est une période qui n’a pas été purgée. Papon a été condamné définitivement en 1998 pour des faits commis en 1942, la société française a mis plus de 60 ans à s’attaquer à cette période. Il a fallu attendre le discours de Chirac en 1995 au Vel d’Hiv, pour que l’Etat français reconnaisse la complicité de la France dans la solution finale. Je travaille sur des choses qui bloquent le pays et l’empêchent de se projeter normalement dans le futur. On sait que dans une famille, quand il y a des secrets cachés, les petits-enfants deviennent malades sans raison, mais ils expriment sans le savoir un traumatisme. Pour un pays, c’est la même chose. Les institutions ont du mal à traiter ces problèmes en temps réel, le domaine artistique vient en franc-tireur, les romans, les films, les chansons… L’artistique se colle à cette nécessité sociale et oblige les institutions à réagir.
Par rapport à vos autres romans sur l’Occupation, comment situez-vousItinéraire d’un salaud ordinaire ?
Il est à l’autre bout.
Meurtres pour mémoire repose sur la personnalité de Papon et parle des criminels de bureaux qui tuaient avec une signature ou un coup de tampon, sans jamais voir leurs victimes en face qui ne sont pour eux que des listes de noms. Mais les Papon ou les Bousquet ne peuvent exister pendant l’Occupation, que si sur le terrain, ils ont une phalange d’hommes obéissants. J’ai voulu décrire ces milliers de terminaisons nerveuses, qui, eux, sont confrontés à la détresse de leurs victimes. Comment se construisent-ils une carapace pour ne pas en être affectés ? Les sociétés arrivent à fabriquer des hommes obéissants, imperméables aux sentiments.
Comment vous est venue l’idée du livre ?
De la lecture d’un article dans le Monde en 2000 à propos d’une enquête des RG sur 150 personnalités de gauche anti-fasciste, dont j’étais. J’ai voulu savoir comment les RG m’ont espionné, savoir qui sont ces gens. J’ai alors commencé à rassembler de la documentation sur ces services de renseignements pendant la guerre, puis durant la décolonisation, remontant sur près de 40 ans d’histoire. Je suis tombé sur des choses extraordinaires sur la manipulation de la presse, l’utilisation de la radio comme arme de propagande déguisée, l’affaire Coluche en 1980 au moment où il veut se présenter à la présidentielle…
Comment s’est construit votre personnage du policier Clément Duprest ?
Il est le croisement de cinq ou six types qui ont vraiment existé dans ces services durant les 40 dernières années, des archétypes d’inspecteurs ou de commissaires. Beaucoup d’anciens collabos qui en 1948, au moment de la guerre froide, ont repris du service. Des types que l’on retrouve dans toutes les manifs qui ont dégénéré en France ou dans les colonies dans les années 1950.
Pourquoi s’arrêter en 1981 ?
Il y a d'abord l’âge du personnage qui a 25 ans en 1942 et qui se retrouve à la retraite début 1980. Mais j'ai surtout voulu composer une sorte de cycle. Ça commence en mai 1942 avec la rafle du Vel d’Hiv, un des points les plus sinistres de l’histoire française, et ça finit en 1981, avec la traque d’un clown, Coluche, par les mêmes gens avec les mêmes méthodes. Commencer l’histoire dans le tragique et finir dans la farce. Et puis, Coluche, c’est les Restaurants du cœur, même s’ils n’existaient pas encore en 1981. Or, pendant l’Occupation, en mai 1942, Pétain avait créé les Restaurants des Intellectuels, sorte de soupes populaires améliorées où des artistes pouvaient venir manger. Pour moi, c’était un bon clin d’œil romanesque.
Vous finissez surtout en 1981 par l’arrivée à la première garden-party de Mitterrand à l’Elysée, de son ami, René Bousquet…
J’ai voulu montrer que les promesses de la gauche en 1981, comme par exemple la dissolution des RG, n’ont jamais été tenues. Au contraire, on retrouve les mêmes personnages qui entrent par la grande porte. Pour moi, Bousquet à l’Elysée, c’est un symbole terrible qui annonce la face noire du mitterrandisme, les écoutes, la manière de gérer le secret par les mêmes méthodes.
Les salauds ordinaires existent-ils toujours ?
Toute société, tout pouvoir a besoin de gens qui sont dans l’obéissance sans conscience. Je l’ai décrit sur 40 ans, mais aux lecteurs maintenant de se demander où ces hommes se situent aujourd’hui. Où est aujourd’hui la manipulation de la presse en pleine affaire Clearstream, au moment où des actionnaires et des politiques mettent la pression sur Serge July ou Alain Genestar à Paris Match ?
On retrouve également dans votre roman, la Seine-Saint-Denis, où vous êtes né et où vous vivez toujours, à Aubervilliers…
La Seine-Saint-Denis n’existait pas pendant l’Occupation, c’était le département de la Seine. Mais c’est un lieu extraordinaire, parce que pendant la guerre, on y retrouve à la fois le colonel Fabien, symbole de la résistance totale, Jacques Doriot, l’homme de gauche passé au nazisme, et Pierre Laval, sans qui les persécutions antisémites n’auraient sans doute pas existé à ce point. On est sur un territoire marqué par tous ces traumatismes.
Comment avez-vous travaillé le sens du détail de la vie ordinaire de l’époque ?
J’ai regardé des films, des photos d’époque, j’ai écouté les chansons, lu les journaux… Aujourd’hui, il existe en DVD toutes les actualités Pathé d’alors, des heures et des heures d’images de l’époque. Mon personnage va souvent au cinéma pour sonder le moral des spectateurs – les premiers sondages d’opinions ont été créés par les RG, la première boîte de sondages était liée à la préfecture de police. Du coup, j’ai vu les mêmes films que lui dans le livre. J’ai retenu des détails au hasard de lectures, comme certains tracts de résistance.
Avez-vous aussi utilisé des souvenirs personnels ?
Je suis né après la guerre, en 1949, mais j’ai connu un lecteur, à la retraite aujourd’hui, qui passait souvent me voir à Aubervilliers. Son père a été fusillé avant même sa naissance, pour avoir dirigé un réseau de résistance à Aubervilliers. Il a fait tout un travail pour reconstituer l’histoire de l’arrestation et de la mort de son père, en retrouvant notamment tous les interrogatoires par les Brigades spéciales. Comment le réseau est-il tombé ? L’explication est dans les interrogatoires. Personne n’a parlé, il n’y a pas eu de traître. Mais un des membres du réseau a essayé de s’échapper à vélo. Dans sa fuite, il a abandonné le vélo. Or, à l’époque, il y avait une plaque sur le guidon avec le nom et l’adresse du propriétaire, comme une carte grise aujourd’hui. Les Allemands ont récupéré le vélo, et le nom dessus était celui du père de ce monsieur, et c’est comme ça qu’ils ont remonté et démantelé le réseau. On ne le sait que depuis l’année dernière.
On ressent un malaise à la lecture du roman, parce que l’on peut se reconnaître…
Mon personnage de collabo est finalement banal. Il connaît des problèmes familiaux, il a des problèmes pour le rationnement. J’ai voulu montrer que le bourreau n’est pas en dehors du réel. Et aussi insister sur l’antisémitisme ordinaire, pas forcément meurtrier, qu’on entend un peu partout, comme aujourd’hui, les réflexes anti-arabes ou anti-chinois. Ces petites choses qu’on laisse s’installer sans vraiment en avoir conscience et qui peu à peu font système.
Faites-vous un parallèle avec les expulsions actuelles de sans-papiers par Nicolas Sarkozy?
Je ne tombe pas dans ce discours d’amalgame, je fais toujours la différence. Pendant l’Occupation, les politiques étaient meurtrières, leur finalité était les camps de la mort. Aujourd’hui, je m’élève contre les lois Sarkozy, mais la comparaison ne tient pas. Je suis prêt à accueillir des mômes chez moi, mais ma maison n’est pas celle d’Izieux. En revanche, si on laisse s’installer de tels réflexes, on peut toujours habituer un peuple à considérer que les violences de masse sont une bonne manière de gérer les problèmes du monde.
Recueillis par Bastien Bonnefous
Photo : Stéphane Viard